La dévotion moderne: les caractéristiques et les symptômes des catholiques «traditionnels»

La dévotion moderne: les caractéristiques et les symptômes des catholiques «traditionnels»

 

Par le père Javier Olivera Ravasi,

Original en espagnol: http://www.quenotelacuenten.org/2016/10/22/la-devotio-moderna-caracteristicas-y-sintomas-de-un-catolico-tradicional/

 

Cela fait longtemps qu’entre lectures et discussions, nous avons perçu des problèmes spirituels et identifié comme potentielles racines un courant de la spiritualité catholique qui s’est infiltré jusque dans les meilleurs environnements (et jusqu’en nous-mêmes). Sans prétendre épuiser le sujet, voici quelques réflexions sous forme de synthèse. J’en recommande la lecture aux catholiques comme support pour un examen de conscience de notre spiritualité. [1]

Loin de se vouloir historique et ennuyeux, cet article vous montre comment certains aspects de notre spiritualité peuvent être déséquilibré, et en en identifiant certaines causes vous permet de rétablir un bel équilibre.

Pour commencer et finir la note historique, la dévotion moderne est un courant spirituel qui a vu le jour dans la seconde moitié du XIVe siècle, principalement dans les Pays-Bas; ses fondateurs furent Gerardo Groote (1340-1384) et son disciple Florencio Radewijns (1350-1400). [2]

En s’inspirant librement du travail magnifique du Père García-Villoslada, voilà quelques-unes des principales caractéristiques de cette tendance qui a pénétré dans divers groupes laïcs et religieux de notre temps.

 

1- Le christocentrisme 

« J’essaye d’imiter Jésus, mais je n’arrive pas à me laisser pousser la barbe »

Bien sûr, le Christ est le centre de la vie chrétienne; c’est indéniable. Précisons. Alors que dans les premiers siècles du christianisme, le christocentrisme se référait à la divinité de Notre Seigneur, celui de la dévotion moderne insiste sur son humanité. Il se traduit concrètement par l’étude et la méditation de l’homme qu’était le Christ. (C’est une sorte de « christocentrisme pratique» plutôt qu’un « christocentrisme mystique»). Autrement dit, le Christ est montré comme « exemple opérationnel» en mettant l’accent sur l’imitation pratique de Jésus. Le Christ est présenté avant tout comme un modèle éthique qu’il faut recopier, comme Saint Martin pour les militaires ou Michel-Ange pour les peintres et les sculpteurs.

Tout comme les autres caractéristiques que nous verrons, ce n’est pas un mal en soi. C’est à dire que nul homme s’il est sain d’esprit ne peut penser qu’il est mauvais de mettre l’humanité du Christ au cœur de ses pensées. Le mal survient lorsque l’accentuation du “Christocentrisme pratique” est trop marquée, l’emphase est mise de manière trop exagérée voir exclusive. Cela peut pousser à dénigrer la contemplation abandonnée, et principalement la contemplation du mystère de Dieu qui s’est fait homme. C’est là un problème que nous retrouverons dans toutes les lignes suivantes: une exagération.

De toutes les réflexions sur le Christ, ce « christocentrisme pratique» insiste sur la méditation des souffrances et de la passion du Christ. Il faut le répéter encore, ce n’est pas mauvais en soi. Qui peut renier qu’il s’agit ce mode de sanctification, qui a conduit Saint-Paul de la Croix, St. Alphonse, Sainte Rose de Lima, etc., à la gloire des autels? Mais l’accentuation excessive de ce trait peut conduire, et a conduit certaines parties de l’Église, à une sorte de jansénisme catholique qui conçoit tout plaisir comme un péché. Autrement dit, il n’y a pas de distinction dans le domaine du plaisir entre l’ordonné et le désordonné, entre le légitime et l’illégitime. Cela peut aussi conduire à la dangereuse confusion selon laquelle un dévot est nécessairement sans cesse contrit et pénitent.

Quelqu’un qui suit cette dévotion moderne risque de vivre en attrition et contrition permanente, sans joie interne ou externe. Il s’agirait d’un christianisme théorique où n’accèderaient pas Saint Simon “le fou”, Saint Philippe Néri, ou même Chesterton par exemple.

 

2- Le culte de la méthode 

« Il existe une méthode ascétique efficace par laquelle vous deviendrez pur »

Ce point est, selon García-Villoslada, la plus caractéristique des facettes de la dévotion moderne [3].

L’axiome de base de cette école spirituelle est que la vie de l’âme doit être soumise à un « régime». Il s’agit d’insister sur l’organisation et la règle, avec un esprit de géomètre.

C’est un « système» conçu pour uniformiser l’âme et qui avec une raideur extrême contrôle le temps, les jours, les semaines, les mois, les années, menant un audit fiscal et une vérification approfondie de tous les mouvements et les comportements de la vie du chrétien.

De toute évidence ici, une méthode pour l’âme n’est pas encore un mal en soi, mais sa dégénérescence et son hypertrophie peut tuer l’âme à petit feu. La méthode est faite pour l’homme et non l’homme pour la méthode …

L’imposition d’une même méthode de sainteté à tous les hommes doit être dénoncée, parce qu’il est aussi injuste de traiter également des inégaux qu’inégalement des égaux.

Cette dégénérescence de la méthode, selon Gilson, n’est pas le fruit du hasard, mais plutôt une évolution de la philosophie nominaliste et de la scolastique décadente. En accentuant le volontarisme à l’excès, elles ont donné priorité absolue à l’ethos sur le logo; au subjectif sur l’objectif; à l’expérience sur la contemplation. Contrairement à la dévotion traditionnelle, où la priorité est à la prière publique (liturgie et chœur) et au sein de laquelle une liberté complète pour la dévotion personnelle est donnée, la dévotion moderne soignera jusqu’à l’excès cette même dévotion privée [4]: il faudra déterminer soigneusement le sujet de la méditation, l’heure, l’objet, la durée dans le but ou la conséquence que le dévot ait toute la journée bien remplie. Absorbé tout le jour qu’est le dévot, il n’aura pratiquement aucune possibilité de loisirs, et donc de pêcher.

En revanche, un de ces penseurs de la dévotion moderne expose que « tout acte humain est bon lorsqu’il est ordonné, et par ordonné nous devons comprendre « ordonné par la rigueur méthodique ». Voilà donc un exemple de régulation de la façon de prier.

«En ce qui concerne les sujets de méditation, nous avons l’habitude de distribuer et d’alterner, de sorte que le Samedi on médite sur les péchés; le Dimanche sur le Royaume des cieux; sur la mort le Lundi, le Mardi sur les bienfaits de Dieu; le Mercredi sur le jugement Final; le Jeudi au sujet des peines de l’enfer; Vendredi sur la Passion du Seigneur.” [5] Et non content de commander la préparation de la prière, de trancher le sujet de méditation de chaque jour, ils ont voulu en régler le temps, le lieu, et la position à garder.

Tout doit être contrôlé, les loisirs étant une sorte de menace pour la dévotion moderne; et ce alors que les loisirs étaient essentiels dans la dévotion traditionnelle [6]. Saint Thomas lui-même aurait dit, un siècle avant la naissance de cette doctrine, faisant allusion à l’échelle de la prière décrite par saint Augustin: “Qui sera capable de prier, en suivant ces degrés de l’échelle et en effectuant avec ordre toutes ces opérations de l’esprit, du jugement et de l’affection?” Au contraire, Saint Ignace quant à lui conseillait plus de liberté dans la prière. Dans les Exercices Spirituels (n ° 76), il propose pour entrer dans la contemplation qu’on puisse être “à genoux, ou prostré sur le sol, ou couché face vers le haut, ou assis, debout, marchant, mais toujours à chercher ce que je veux …» Et «trouvant ce que je veux à genoux, il me faut garder la position, le trouvant prosterné, je garde la position, etc.” Il expliquait que «le point où je trouve ce que je veux, là je m’y repose, sans désir d’aller de l’avant jusqu’à ce que je sois satisfait.»

« L’amour de la vérité exige un loisir sain; la nécessité de la charité nous pousse à une occupation juste, à savoir, la vie active. Si personne ne nous impose ce fardeau, nous devons nous donner à l’étude et à la contemplation de la vérité. S’il s’impose à nous, il doit être accepté avec les exigences de la charité. Mais même dans ce cas on ne peut abandonner complètement le plaisir de la vérité, de peur qu’enlevé ce soulagement, la charge soit trop lourde » [7].

Toujours dans le cadre de cette deuxième option, il existe ici une emphase excessive, étouffant l’examen approfondi de nos consciences par des divisions et sous-divisions sans fin qui peuvent finir par harceler la vie de l’âme. Nous ne parlons pas ici de cette belle façon d’avancer dans la vie spirituelle qu’est l’examen de conscience, mais bien plutôt de cette attitude systématique de l’esprit qui fait de la sainteté une liste avec des cases à cocher. Nous comprenons que cette méthode peut être utile (elle l’a sûrement été pour certains saints!) et fut même recommandé par saint Ignace dans ses Exercices Spirituels (NN 27-31) mais cette méthode doit servir l’âme pour atteindre le but pour lequel elle a été créée: Dieu.

La méthodolatrie de l’esprit peut se transformer en menu sous le regard du directeur spirituel qui agira alors plus comme un contrôleur, comme un  contremaître analysant et réglementant le travail, le sommeil, les repas, les relations, etc., conduisant l’âme à un infantilisme spirituel. De même que précédemment, il serait erroné de parler d’un mal intrinsèque du directeur spirituel (car presque tous les saints en ont eu un!), mais bien du mal intrinsèque de la soumission servile à un homme sans reconnaître que celui qui est sauvé ou condamné est bien le dévot

Sur ce sujet, le Père Castellani a dit:

«Nous ne pouvons pas être sauvé grâce à la conscience d’un autre! Nous ne pouvons pas nous dispenser de discriminer exactement avec notre raison, le bien et le mal, l’un à prendre et l’autre à jeter! La raison d’un autre ne peut pas être notre guide intérieur: les actes moraux sont immanents! S’il suffisait pour être sauvé automatiquement faire ce qu’un autre nous dit, quel serait alors le rôle de la foi, la prière, la méditation, la direction spirituelle, l’examen et l’étude? » [8].

Exercer sa volonté ne peut être quelque chose de mauvais en soi, mais le volontarisme oui car il met un accent excessif sur ces choses, au détriment d’autres activités de la dévotion traditionnelle (prière liturgique, attitude apostolique, etc.). Exercer sa volonté peut donc être dangereux. Et si le directeur spirituel d’une âme est une personne vertueuse, alors il sera un adjuvant pour la quête de l’âme, mais si le directeur spirituel est complice de ce processus de dévotion moderne, de façon consciente ou inconsciente, il y a un risque que les vocations soient fabriquées, la vie spirituelle contrainte, les consciences manipulées et que les âmes pensent que Dieu les a créées égales.

Dieu nous garde de ces directions spirituelles qui ne respectent pas les âmes! Il vaut mieux aller aveugle que compter sur un aveugle et ainsi tomber dans une fosse …

«Il existe une méthode ascétique par laquelle vous pouvez vous sanctifier»; «Il y a une méthode par laquelle vous pourrez devenir saint si vous la suivez à la lettre.» Des choses qu’on entend et qui résonnent comme ces recettes de télévision qui vous font perdre du poids presque comme par magie. C’est une très grave erreur et pourtant c’est ce qui prévaut aujourd’hui dans certains milieux soi-disant traditionnels. Cette ascèse méthodique peut conduire au volontarisme. Et l’ascétisme de la dévotion moderne, qui méprise la voie mystique est un ascétisme dangereux.

 

3- Moralisme 

« Ne met pas ton doigt dans ton nez»

De la tendance pratique, opérationnelle et anti-spéculative de la dévotion moderne surgit cette caractéristique, en vertu de laquelle l’Église se transforme en une école de morale tout comme le confucianisme pour les chinois. C’est-à-dire qu’il se produit un réductionnisme grave qui limite la religion à la casuistique sans discernement critique autre qu’une sorte de liste des péchés et des vertus, de description de ce qu’il convient.

Là encore, la casuistique n’est pas mauvaise en soit (les grands confesseurs doivent l’étudier), mais la réduction de la vie spirituelle à la connaissance et au respect des devoirs d’état et des lois ecclésiastiques seulement engendre des dangers. C’est une des raisons pour laquelle la dévotion moderne utilise de façon permanente des citations, proverbes, aphorismes et maximes, comme des fables d’Esope. Cela pourrait être inoffensif si c’était utilisé comme la cerise sur le gâteau, mais l’utilisation de cette ressource sans son contexte, détaché de son essence, se termine en faisant des Saintes Écritures, des Pères de l’Eglise, ou du monde gréco-romain à peine plus que des précieuses mines d’exemples, en négligeant leur vrai sens et leur causalité exemplaire pour les chrétiens. Les bons habitus ne sont pas atteints, mais seulement un glaçage qui n’atteindra jamais l’être.

Aujourd’hui, ce « moralisme» va généralement de pair avec une forme de stoïcisme.

– «Ceci se fait, cela ne se fait pas, tu dois faire ceci, tu ne dois pas faire cela, c’est ainsi, ce n’est pas comme cela» et ceci sans donner les fondements. C’est la bonne façon d’agir envers les enfants, quand peut-être ils ne sont pas encore prêt à connaître les raisons, les motifs de leurs actions; mais cette façon d’agir ne doit pas être définitive. Cette casuistique stoïque peut donner des résultats à un certain niveau de formation du croyant, de l’homme pieux, mais au bout d’un moment l’âme a besoin de plus et s’il ne l’a trouvé dans la dévotion moderne (seule chose qu’il connaît), le christianisme régulationniste finit par le dégoûter.

C’est une étape absolument décisive,

 

4- Tendance anti-spéculative 

« Ta raison est bourrée d’orgueil, cesse de réfléchir »

Comme García-Villoslada le souligne, la dévotion moderne est née en opposition à une certaine spiritualité nébuleuse et hautement spéculative dans laquelle,» la langue absconse et difficile des scolastiques avait infecté les mystiques, qui parfois discourait avec de subtiles pensées et raisonnements de questions aussi sublimes que inintelligibles » [9]. C’était la langue de la scolastique qui suivit la mort de saint Thomas d’Aquin, s’éloignant du discours clair de son fondateur.

La réaction contre les subtilités et les disputes scolastiques est ce qui conduisit les représentants de la dévotion moderne à non seulement réprouver la curiosité intellectuelle, mais encore à mépriser la science, au risque de tomber dans une religiosité purement émotionnelle ou dans un praticisme sans base théologique solide. À cet égard, nous avons dit plus haut que le nominalisme a été l’un des pères de cette école de spiritualité en remettant en cause non seulement la métaphysique de Thomas d’Aquin, jugée superflue, mais même la philosophie, «la mère des hérétiques» [10], la promotion de la vanité, selon Groote.

L’étude elle-même, devient suspecte pour ce courant; Radewijns indiquait:

« Étudier pour apprendre ou pour enseigner…, ne nourrit pas l’âme, mais plutôt la rend malade». Son successeur John Von Husden persévérera dans cette position, qui « empêchait ses frères d’étudier les livres de St. Thomas et d’auteurs similaires de la scolastique qui traitaient de l’obéissance, dans le but de les laisser dans la simplicité » [11].

La réaction contre la scolastique décadente exagérée, comme nous le voyons, au mépris de la science, fait tomber la dévotion moderne dans une religiosité purement émotionnelle qui, quelques siècles plus tard, sans chercher bien loin, conduira un Luther à mépriser la raison, la « prostituée du diable».

 

5- Affectivisme 

« Si tu ne sens rien, tu es loin de Dieu »

Il y a comme conséquence de la caractéristique précédente, une accentuation de l’affectif qui est vu comme l’élément le plus important de la relation avec Dieu, qui trouve peut-être sa source dans les racines franciscaines de la dévotion moderne. [2]

En effet, l’accentuation désordonnée du sensible, du sentiment, de l’émotion, de l’affect, produit une vie de l’âme qui reste à mi-chemin. Pour ce courant, la dévotion est ferveur, prière enflammée, pur remord et componction.

Et encore une fois, nous le répétons: il n’est pas si mauvais que la dévotion soit ferveur; le danger est l’exagération de ces notes sensibles, qui ne tiennent pas de la vie supérieure de l’âme, qui réduit tout au pur affectif et émotionnel.

Comme García-Villoslada dit:

«Les disciples de Groote sont eux-mêmes reconnus dans cette caractéristique. La dévotion est pour eux de nature plus affective que spéculative. La dévotion, pour eux, est essentiellement la ferveur, la prière enflammée, et le désir de Dieu. Pour Mombaer, par exemple, «la componction s’identifie à la dévotion» [12].

Il importe de noter que pour la dévotion moderne, la dévotion est non pas comme dans la spiritualité traditionnelle « la volonté prompte à s’entretenir des choses de Dieu» [13] comme le dit saint Thomas, mais « cette pieuse et humble affection pour Dieu » exprimée au maximum dans la prière. Le dévot est alors encore une fois affecté par des « sentiments spirituels ».

6- Biblicisme 

« Comme Jean-Baptiste, il nous faut manger des sauterelles »

Il y a aussi dans la dévotion moderne une utilisation marquée de la Sainte Écriture, qui semble louable et imitable. Toute la spiritualité traditionnelle a fait de la lecture de la Bible un moyen de la prière (lectio divina). Sauf qu’ici dans la spiritualité moderne les lettres sacrées ne sont pas traitées comme une règle de foi, mais comme un réservoir d’exemples moraux et un support pour l’endoctrinement moral: « une théologie simple et moralisatrice qui favorise dévotion » [14] nous dit García-Villoslada.

Bien que les livres sacrés soient support pour argumenter, enseigner, corriger (comme le dit saint Paul), ils ne sont pas tant pour cela, que pour connaître Dieu et l’aimer selon la façon dont Il se révèle. Le danger de biblicisme individualiste aura pour conséquence logique la rupture protestante et l’interprétation privée des écritures sacrées qui, quand elles sont lues hors de l’Eglise et de la Tradition, dans une «intériorité pieuse”, finissent par dire ce que le dévot veut entendre.

 

7- Intériorité et le subjectivisme 

« L’Eglise s’effondre…tous aux abris !»

Comme on peut le lire dans les textes des exposants de la dévotion moderne, ”l’homme pieux” et “l’homme intérieur” sont les mêmes, et l’on comprend par intériorité une “intériorité contrite”. Le dévot moderne pratiquement identifié à la figure contrite et douloureuse, doit non seulement rechercher la douleur intérieure, mais aussi la douleur externe, encourageant ainsi certaines pratiques de mortification.

Il est vrai, personne ne le nie, que depuis le péché originel nous sommes tous enclins à l’épicurisme plus qu’au stoïcisme, rejetant la mortification. La mortification est donc sans doute fort utile pour notre sanctification (mortification de la volonté, de la sensibilité, des jugements, etc.). Le risque encore une fois est l’affirmation exagérée qu’en la mortification se trouve la sainteté. Autrement dit, l’exagération ici est ce qu’il y a de mauvais. Et dans certains environnements où abonde cette spiritualité, les exagérations sont malheureusement plus fréquentes que la simple privation.

Il est clair également que Notre Seigneur a dit: « Veillez et priez, afin que vous n’entriez pas en tentation, car l’esprit est ardent, mais la chair est faible» (Mt 26,41), mais ici il est question d’un moyen et non d’une fin. Au contraire, il est habituel que les extrémistes de la mortification finissent par devenir des extrémistes des plaisirs (la vertu n’est jamais dans les excès irrationnels). Il y aurait bien des exemples à cela, qu’à vouloir vivre avec pénitence mais sans prudence, on finit dans les plus folles passions des sens, mais un seul exemple suffira: une fois encore Luther.

En ce qui concerne le subjectivisme que les défenseurs de dévotion moderne, je ne peux m’empêcher de faire une brève digression historique qui permettra de mieux comprendre le problème et, peut-être, mieux prévenir encore de ce danger.

Comme l’a souligné García-Villoslada,

«Ce désir d’intériorité, ce repli jusqu’aux parties les plus intimes de l’âme, marque la période historique où est née la dévotion moderne. C’est l’époque également  du Grand Schisme où l’Église se déchire douloureusement sur la question du Vicaire du Christ, de son chef visible et spirituel auquel tous doivent obéir et rester uni. Quand tout est tumulte et confusion à l’extérieur, les âmes élues cherchent lumière et paix dans le silence, la retraite et la prière. Ne sachant pas qui est le vrai représentant de Jésus-Christ, ils regardent directement le Christ lui-même dans leur propre cœur et l’union personnelle avec Dieu «(…). Gerardo Groote obéissait à Urbain VI de Rome, et non à Clément VII d’Avignon. Mais le doute le tourmentait, et dans l’obscurité et la perplexité de sa conscience, il se consolait intérieurement pour apaiser et minimiser le schisme qui l’attendait à l’extérieur. L’important, disait-il, est de ne pas se séparer de la tête invisible qui est le Christ, racine et cause de l’unité fondamentale de l’Église; l’autre partie, externe, union des membres avec une tête visible, n’est pas si essentielle; il nous faut avant tout éviter le schisme intérieur » [15].

Quelque chose qui peut être analogue dans notre époque actuelle, où certains pourraient dire comme ce personnage du roman de Sabato «si le communisme vient, j’existerai et cela suffira.»

Fait intéressant, certains de ceux qui s’opposent aujourd’hui à la dévotion moderne et qui s’en croient détachés, tombent malgré eux dans cette caractéristique, ils attestent la crise de l’Église et se réfugient dans cette tour d’ivoire artificielle, méprisant et dénigrant ceux qui n’y ont pas accès. Les conséquences de ceci sont plus graves encore, car la dévotion moderne enclenche ici un désintérêt pour la vie missionnaire et apostolique. Et ce manque d’intérêt relie les adeptes de la dévotion moderne aussi bien que ses détracteurs…

– « Je ne veux sauver personne, je désire seulement me sauver moi-même » diront certains.

Ils évitent ainsi le risque de s’exposer et plus particulièrement l’apostolat actif. Ils ne se soucient donc pas de l’extension du Royaume. « En vain on cherchera dans la» Imitation de Jésus-Christ», et dans les autres livres de Kempis (…) une quelconque indication du devoir apostolique et missionnaire des chrétiens» [16]. Voici un exemple concret: quand Guillaume de Salvarvilla (l’un des disciples de Groote), demanda à son guide de se consacrer à la conversion des Eglises schismatiques orientales, Groote s’y opposa fermement et l’en découragea.

Nous rencontrons ici un nouveau paradoxe: lorsque les gens dénoncent la relation entre la dévotion moderne et les jésuites – quelque chose que nous ne nions pas ici a priori – l’épopée missionnaire de la Compagnie de Jésus est oubliée, ainsi que les origines franciscaines et augustiniennes de la dévotion moderne. Et ils oublient que les premiers jésuites comme Saint François-Xavier, non seulement ont été structurés théologiquement, mais étaient purs de toute trace de ce courant spirituel.

Ce subjectivisme conduit donc à une séparation du monde qui aboutit à peu ou pas d’inclination pour l’apostolat actif. Nos dévots modernes sont en effet plutôt introvertis et ont une mentalité bien plus individualiste que hiérarchique.

Kempis, qui est la quintessence de la dévotion moderne et déclare: « mieux sauver une vie innocente et solitaire que s’aventurer au milieu des loups et des dragons » [17]. Tout le contraire de ce que nous devrions demander et que demande Jésus à son Église: « Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups … ».

Cela ne vaut pas tant pour la retraite du moine, de l’ermite (ce qui est une vocation particulière), que pour le chrétien qui est dans le monde, mais dont la vie intérieure est dirigée par un esprit sectaire, élitiste. C’est un esprit de sacristie et non de sacrifice. C’est un chrétien qui ne pense qu’à se sauver lui-même sans en amener plusieurs avec lui. Si cela était possible, alors le Verbe ne se serait pas incarné.

Dans une phrase sévère, mais précise, García-Villoslada résume:

«L’action de la grâce dans l’âme est supposée par la dévotion moderne, mais selon elle il est jugé plus sage et plus efficace d’insister sur une intense collaboration du libre-arbitre. Ainsi, à cause de leur influence, nous parlons des vertus solides plutôt que des vertus hautes, de l’élimination des défauts plutôt que la fidélité aux inspirations du Saint-Esprit, de la méditation plutôt que de la contemplation, de l’héroïsme des petites vertus plutôt que de la grandeur des vertus héroïques. La vie quotidienne de ces dévots, avec son attention méticuleuse aux détails, ressemble à un art miniature plutôt qu’un grand chef-d’œuvre.» [18].

Concluons cet article avec une prière: parallélisme antithétique aux notes que nous avons décrit [19].

Contre le pragmatisme de la méditation, donnez-nous de saisir l’importance de la primauté de la contemplation des mystères divins, qui est la primauté du Logos sur praxis.

Contre la douleur trop nommée et recherchée, donnez-nous la joie débordante qui est le fruit de la charité héroïque.

Contre la méthodologisation de la vie spirituelle, donnez-nous le sommet du mont Carmel dont la loi est l’absence de lois (de la casuistique légaliste) et la docilité simultanée aux inspirations du Saint-Esprit.

Contre l’étouffante dictature des devoirs d’état, qu’ils soient vrais ou faux, donnez-nous l’attitude délibérée de chercher les plus grands et audacieux exploits pour la gloire de Dieu.

Contre la castratrice et exaspérante focalisation sur la fidélité dans les petites choses, donnez-nous la passion de conquérir le monde pour Vous.

Contre le mépris de la spéculation haute et profonde, donnez-nous la sagesse agenouillée devant l’insondable Mystère de la Sainte Trinité, une sagesse illuminée, extasiée, enflammée, folle et l’aimante.

Contre la fuite des grandes batailles apostoliques, donnez-nous l’épopée missionnaire, donnez-nous milles batailles anxieuses, des conversions et le martyre.

Et enfin… Restaurez toujours notre spiritualité!

Si dans la dévotion moderne tout commence à partir de l’homme, daignez-nous aidez à tout faire commencer à partir de Vous. Car tout commence à partir de Vous, à commencer par l’homme.

Père Javier Olivera Ravasi

Le 20/10/2016

 

Notes :

 

[1] Divers auteurs se sont déjà employés à réfléchir sur ce thème très délicat que nous abordons ici comme par exemple Carlos Disandro, l’Argentine bolchevique ; Fray Petit de Murat, Lettre à un trappiste…

Et je dis “abordons” car il ne s’agit ici que d’un portrait brossé, avec seulement quelques contributions propres.  Ce document est plutôt un commentaire sur la conférence du Dr. Antonio Caponnetto réalisée en 2013, à partir de l’article du Père García-Villoslada, «Les traits caractéristiques de la dévotion moderne» en Manresa 28 (1956) 315-358). Nous avons simplement utilisé la transcription de la conférence d’ajouter quelques concepts propres et des citations pertinentes du travail de García-Villoslada. Nous apprécions également les contributions du P. Federico Highton.

[2] Cette école spirituelle a éclos chez “les Frères de la vie commune”, une communauté religieuse de racines augustinienne et franciscaine. Ces origines ont une importance non négligeable pour notre raisonnement. Et il fallait le souligner afin d’éviter l’amalgame trop répandu  entre la dévotion moderne et la spiritualité de la Compagnie de Jésus. Non que les Jésuites s’en soient gardés, mais que les traces de dévotion moderne chez eux ne sont pas sous la forme qu’on imagine habituellement.

[3] García-Villoslada, op. cit. , 320.

[4] «Les anciennes règles monastiques ne précisaient pas ce qu’il faut faire à chaque instant, spécialement le temps réservé pour la prière individuelle en privé. La méditation n’était pas obligatoire pour tous, seule la prière publique et commune dans le chœur était requise (ibid., 321).

[5] «Quas materias sic solemus dividire et alternare sic, ut meditemur sabbatis de peccatis; dominica die dé regno coelorum; feriis secundis de morte; feriis tertiis de beneficiis Dei; feriis quartis de iudicio; feriis quintis de poenis inferni; feriis sextis de Passione Domini… » (Ibid., 324). Pour avoir une idée plus clair de la complexité de cette méthode mécaniste régulant la prière, voir comment Mombaer, l’un de ses exposants divisait: A) RECOLLIGENDI MODUS (cogito quid,  quid cogitandum), B) GRADUS PRAEPARATORII (repulsio eorum quae minus cogitanda). C) GRADUS PROCESSORII ET MENTIS (exercice de la mémoire) commemoratio … consideratio … Attentio … Explanatio … Tractatio … D) GRADUS PROCESSORII ET LUDICII (Exercice de la compréhension) Dijudicatio … Causatio … ruminatio … E) GRADUS PROCESSORII ET AFFECTUS (Exercice de la volonté) Gustatio … Quaerela … Optio … Confessio … Oratio … Mensio … Obsecratio … Confidentia … F) GRADUS TERMINATORII Gratiarum actio … Commendatio… Permissio … G) MODUS COMMORANDI complexio …

[6] Cf. le beau livre de Josef Pieper, Des loisirs et la vie intellectuelle, Rialp, Madrid 1962.

[7] Saint Thomas d’ Aquin, Somme Théologique, II-II, q. 182 a. 1, ad. CU3.

[8] Leonardo Castellani, A propos de l’obéissance

(http://www.statveritas.com.ar/Autores%20Cristianos/Castellani/Castellani14.htm ).

[9] García-Villoslada, op. Cit. , 328-329.

[10] Cité par García-Villoslada, op. Cit. , 330.

[11] Ibid., 331. Une traduction du latin.

[12] Ibid., 334-335.

[13] Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, II-II, q. 82 a. 1.

[14] García-Villoslada, op. Cit. , 335.

[15] García-Villoslada, op. Cit. , 339.

[16] Ibid., 340

[17] Thomas de Kempis, Diologi novitiorum, lib. I, chap. 4: Opera VII, 17.18.19.21-22.

[18] Ibid., 343-344.

[19] Nous empruntons les paroles du Père Federico H. missionnaire dans le plateau tibétain.

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